Garance Matton, "Pour vos yeux": Hors-Cadre Gallery, Romainville, France
Pour sa première exposition personnelle, Garance Matton présente une douzaine de peintures réalisées au cours de l’année écoulée. Ces œuvres marquent un tournant décisif dans sa pratique, un déplacement assumé vers une peinture rugueuse. L’artiste qui cherchait auparavant une douce évidence dans l’image, en explore aujourd’hui ce qui s’y dérobe, des formes qui résistent à l'identification rapide.
Il ne s’agit plus de contenir la vision, mais de l’approcher comme un champ d’instabilité. La figure – longtemps centrale – devient spectrale, partiellement dissoute. Loin des portraits réalistes qu’elle peignait encore récemment, les personnages d’aujourd’hui sont flous, fuyants, composés de multiples états. Leurs contours se perdent dans des espaces fragmentés, ambigus, faits de plans contradictoires, de perspectives troublées. Ces figures sont spectrales non comme des fantômes nostalgiques, mais comme manifestations d’un visible en mutation. Ce sont des figures en devenir, polysémiques, à la fois résidus du passé et projections d’un futur. Elles transforment le tableau en récepteur de leurs ondes silencieuses, qu’il accueille Avec hospitalité comme s’intitule cette peinture habitée par une figure longiligne. Leur indéfinition n’est pas un manque, mais une forme de plénitude. L’artiste revendique cet état liminal d’entre-deux comme porteur de puissance, entre la dissolution et l’incarnation.
La question de l’incarnation d’ailleurs devient ici centrale. Comment faire advenir une figure dans l’espace pictural, à quel moment celle-ci émerge ? Et jusqu’où maintenir cette apparition avant qu’elle ne se dissolve ? Garance Matton expérimente une peinture où les figures semblent toujours sur le point d’advenir ou de disparaître, comme si l’instant de leur constitution corporelle était volontairement interrompu, maintenu ouvert. Les œuvres ne sont pas clôturées, mais suspendues dans une durée qui interroge le seuil même de la présence.
Dans les tableaux exposés l’espace lui-même devient corps, plus que les figures humaines. Lits, portes, tables – surfaces récurrentes – dessinent des scènes mentales. L’artiste y transpose une mémoire sensible, parfois générée par l’intelligence artificielle, qui brouille les sources et déjoue les attentes. Elle interroge l’origine et la stabilité des images qui accentuent la dimension spéculative de la peinture. L’atelier, lieu matriciel de sa peinture, apparaît comme un inconscient productif, un « atelier-usine » (Deleuze & Guattari, 1972). Le geste pictural s’y expérimente dans un refus des règles classiques : le modelé se dissout, les volumes surgissent autrement, par inflexions de la couleur ou par vibration optique. Dans Chit chat (in the studio), on est dans la suggestion des espaces-perspectives, des ombres et du mouvement. Le flou devient une stratégie, non d’évitement, mais de perception élargie.
Des intuitions grandissantes dans sa pratique ont trouvé récemment écho dans des écrits théoriques. Sans s’y inscrire explicitement, la peinture de Garance Matton entre en résonance avec certaines pensées contemporaines, queer ou post humanistes, qui proposent des outils conceptuels pour penser l’indétermination. Les figures qu’elle fait émerger sont poreuses et refusent toute assignation fixe. Cette peinture remet en question l’unicité du sujet et génère des espaces où cohabitent des subjectivités et perspectives différentes, parfois opposées. Dans cette logique, elle permet d’accueillir les paradoxes, les conflits de désir. La figure y est parfois double, à l'image de Double, démultipliée, comme si la gémellité – théorique et plastique – servait à défaire les binarismes. Un téléphone tenu dans une main peinte visible sur l’œuvre Tu dors ? devient ainsi une prothèse discrète, écho lointain à la pensée cyborg de Haraway, là où se dissolvent les frontières entre corps et machine, intérieur et extérieur. La pensée de la physicienne Karen Barad, et son concept d’« intra-action », éclaire les figures flottantes de Lit double, en soulignant que les entités ne préexistent pas à leurs relations mais émergent à travers elles.
Dans Being installed, l’agentivité spectrale si caractéristique des figures de la peintre prennent une forme subtilement différente. Ici, le personnage ne se dissout pas dans l’espace : il en semble à l’origine. On l’aperçoit furtivement, en train de grimper, presque absorbé dans un carré de couleur qui évoque une œuvre murale — comme si, par sa simple présence, il activait la mise en espace elle-même. L’espace d’exposition, encore en cours de montage, se matérialise autour : aplats monochromes, structures murales, compositions inachevées. Ce tableau rend hommage aux gestes discrets, aux corps souvent invisibles qui installent, déplacent, construisent les conditions de visibilité de l’art. Ici, c’est le personnage qui engendre l’architecture. Being installed capte un moment transitoire : entre le geste à peine amorcé et l’espace à venir, entre apparition et organisation du visible.
Le temps ne s’écoule pas, il s’installe dans les tableaux de l’artiste. Temps suspendu, figures allongées, poses introspectives… Ces peintures activent un « présent épais » (Haraway, 2016), où se superposent passé, futur et imaginaire. Le spectre, ici, n’est pas seulement une forme : c’est un mode d’être au temps. Il est à la fois mémoire et projection, présent dense et disloqué, hanté : « The time is out of joint », disait Hamlet. L’artiste interroge l’état de peinture comme une coexistence de temporalités dissonantes, comme si peindre consistait à maintenir le passage.
Avec Merci pour vos yeux, Garance Matton s’adresse directement à celles et ceux qui lui ont permis de voir. Ce titre est un hommage à la solidarité des regards – à cette communauté affective qui traverse l’œuvre. C’est une double gratitude : pour le regard porté, mais aussi pour l’espace ouvert qu’il génère. Car ici, rien n’est figé, ni la peinture, ni l’artiste, ni celles et ceux qui la regardent.
Margaux Knight